Piège en forêt
Nous avons bu l'alcool de la forêt dans la coupe faite de l'alliage de nos mains étonnées. Fortes, elles l'étaient assurément, comme une matière sanctifiée par le temps. Et terrible fut le choc de l' instant qui nous attacha l' un à l' autre comme un couple de lianes, sous le chant suspendu des oiseaux stupéfaits, sous l' aventureuse pression des non-dits qui brisaient le parcours de nos deux voix étouffées de verdoyante ivresse.
Presque réduits à n'être plus ensemble qu'une seule lourde statue de silence, nous prîmes peur de nous être perdus l' un en l' autre. Nos âmes étaient dévêtues de leurs masques, de leurs songes et de leurs mensonges. Nous sentions que nos corps risquaient de se confondre en sacrifice à la forêt. Et la menace d' un dépassement de ce qui n' avait été jusque-là que très ordinaire amitié et fuite dans un au-delà poétique de pure convention nous accablait
comme un fardeau trop pénible à porter, surtout à deux.
Mais telle la merveille d'une foudre inespérée, le retour des mots (ô verbe humain dont l' indigence même parfois nous sauve!) fendit les portes de notre inapparente captivité. La forêt se désenchanta soudainement, et les oiseaux reprirent leur chant là où ils l' avaient laissé. Nous étions redevenus deux hommes libres, marchant de conserve, chacun vers son propre destin façonné par la rencontre du marcheur avec le mystère de son cheminement intérieur.
Gérard